❤ 0 La préparation du jeu vidéo (d'après Roland Barthes)
La préparation du jeu vidéo
(d'après Roland Barthes)
Roland Barthes, théoricien de la littérature et professeur au Collège de France, nous a laissé un cours nommé "la préparation du roman". Il y a présenté ses conseils et analyses pour préparer l'écriture d'un roman. Lui-même souhaitait écrire un roman en appliquant ces principes, mais il a été fauché par une camionnette avant de pouvoir l'écrire. Merde alors !
Le parallèle ne me semble pas farfelu, et je pense que certains conseils et analyses sont réutilisables pour qui souhaite créer son propre jeu vidéo, et a fortiori son jeu vidéo à scénario.
I Travaillez tant que vous avez encore cette lumière
C'est le premier conseil de Roland Barthes. Il cite alors l'évangile selon saint Jean, XII, 35 : "La lumière n'est plus avec vous que pour peu de temps. Marchez tant que vous avez la lumière de peur que les ténèbres ne vous atteignent."
Saint Jean voit juste, puisqu'il ne tombe ici pas si loin du célèbre proverbe de la friteuse, issu de l'évangile selon Roi of the Suisse, XVIILLVZ, 37 : "Qui mange une frite devient une friteuse."
Cette lumière, cette force intérieure, cette volonté de créer un jeu vidéo, cette flamme certes parfois vacillante, oscillant entre la volonté et la velléité, cette lumière s'éteindra en vous. Ce sera quand vous serez marié et que vous aurez 4 enfants à conduire à la garderie, ou bien que vous aurez souscrit à un compte Netflix, ou encore quand la camionnette du destin viendra vous cueillir, comme ce fut le cas pour Roland Barthes.
M'est conviction intime et que tout le monde n'a pas cette flamme créatrice, et (scandale !), que même chez ceux qui en sont dotés elle n'est pas toujours suffisamment intense pour aboutir à un produit fini. J'en tiens le ventre mou de la communauté du making francophone pour preuve. Mais toi qui lis cet article, peut-être sens-tu en toi que la lumière du making est là et bien là. Alors entretiens religieusement cette flamme.
C'est durant le court moment de clarté créatrice que le jeu vidéo doit-être réalisé.
II Le vouloir-faire-un-jeu-vidéo
Il n'y a pas de mot monolithique en français pour dire tout ça, mais il faut bien le comprendre comme un concept à part entière. Pour désigner le vouloir-écrire en latin, Roland Barthes propose scripturire (le désidératif de scribere). D'autres langues le proposent, comme en japonais 書きたい kakitai (le volitif de 書く kaku). On pourrait imaginer en latin le videoludumfacturire ou que sais-je.
Il s'agit de l'attitude, de la pulsion, du désir de créer un jeu vidéo. Qu'est-ce que c'est ? D'où vient-il ?
Le proverbe de la friteuse amène une première piste : la consommation d'un jeu vidéo réalisé par un tiers (une société, un professionnel indépendant, un amateur) provoque cette envie. Il ne peut pas y avoir de volonté d'en créer si on n'a soi-même jamais été confronté à ce médium. C'est une évidence. Cette transmission de volonté procède-t-elle d'une jalousie ? Ou bien est-ce la réalisation intime que ce médium a des possibilités d'expressions décuplées par sa pluridisciplinarité artistique (dont découle une interdisciplinarité) ou encore son immersion inhérente au statut du joueur ? Balek.
Pour Roland Barthes, le vouloir-écrire de l'écrivain (ou futur écrivain), qu'on transpose ici en vouloir-faire-un-jeu-vidéo, est ce qui distingue le discours littéraire (artistique) du discours scientifique. Pour lui il y a dans la littérature l'extraordinaire coïncidence entre le produit et la production, entre la pratique et la pulsion.
Il ira même jusqu'à oser dire que le vouloir-écrire (le vouloir-faire-un-jeu-vidéo) n'est pas étudiable, en ce que cette activité est un renoncement au méta-langage. Mais ça n'engage que lui...
Roland Barthes nous rappelle que la Recherche du temps perdu de Valentin Louis Georges Eugène Marcel Proust ne raconte qu'une seule et unique chose : le vouloir-écrire. C'est un mythe avec sa quête, ses échecs, ses épreuves, et un triomphe final.
Le fantasme d'écriture (respectivement de réalisation d'un jeu vidéo) sert de guide initiatique lors de l'écriture (respectivement sa réalisation). Il est quasi nécessaire au passage du vouloir-écrire (du vouloir-faire-un-jeu) à l'écrire (au faire-un-jeu). Barthes recommande de l'accepter.
"La pulsion d'amour colore votre roman (respectivement votre jeu vidéo). C'est une couleur, elle le colore."
"Depuis qu'il y a historiquement des mass media, c'est-à-dire une culture dite de masse, on a affaire à une culture de purs produits, où le désir de production est éteint, forclos, et laissé à des professionnels."
Voilà pourquoi selon Roland Barthes votre jeu amateur sera meilleur que le dernier triple A vedette de la Xboîte : la couleur du vouloir-faire-un-jeu-vidéo !
III Pourquoi faire tel jeu vidéo plutôt qu'un autre ?
Je vais juste remplacer allègrement "roman" par "jeu vidéo" dans les propos qui suivent parce que ces "respectivement" commencent à me fatiguer. Les propos de Roland Barthes sont officiellement à présent détournés !
Certains jeux vidéo nous tombent des mains. Tout comme le dernier jeu vidéo d'Anna Karénine est tombé des mains de Roland Barthes. En lâchant sa manette de playstation one, il s'est alors écrié : "Qu'est-ce que différencie le jeu vidéo géant/mythique/culte du jeu vidéo "déchet" ? Le fantasme de création de jeu vidéo ne vise que le jeu vidéo pas comme les autres." Personne ne désire réaliser un jeu vidéo "déchet", pourtant ces jeux forment la grande majorité du marché.
On dira alors que le marché du jeu vidéo est saturé, et que les gens n'ont plus la patience, que leur attention n'est plus capable de se focaliser/concentrer un long moment sur la tâche de l'immersion. La faute à une société de la consommation compulsive, de la facilité d'accès, de l'immédiateté, du tout tout de suite ? Dès lors, comment faire le jeu vidéo géant, celui qui sortira du lot ?
"Quand je joue à Guerre et paix III de Tolstoï, sur ma Gamecube, je ne me demande pas pourquoi Tolstoï a fait ce jeu vidéo plutôt qu'un autre. Il m'apparait comme une évidence."
Devant le jeu vidéo géant, on s'exclame "Oui ! C'est ça ! C'est tout à fait ça !" et c'est la même sensation qu'en lisant un bon haïku. Certaines œuvres nous libèrent du scepticisme. Nous les considérons comme nécessaires, nous les reconnaissons comme nécessités.
Attention ! Roland Barthes nous met en garde, ne tombons pas dans le piège suivant : "la nécessité, ce n'est pas que l’œuvre ait un sens. Cela n'a aucun intérêt, et cela fait souvent de mauvaises œuvres. La nécessité c'est qu'il y ait du sens, une prolifération du sens, qu'il y ait une énergie polysémique. Les œuvres qui ne l'ont pas, en tout cas pour moi, tombent."
Tombent des mains de Roland Barthes, mais aussi tombent dans l'oubli. Or ce jeu déchet n'est pas l'objet de votre fantasme. Roland Barthes vous révèle son secret pour devenir top number one. À vous la postérité !
"La règle d'or et sage, c'est de ne jamais raconter l'histoire ; il ne faut jamais résumer une histoire. L'histoire, c'est seulement à écrire."
IV Dire ce qu'on aime
Roland Barthes nous guide :
"Votre jeu vidéo peut être l'occasion de rendre justice aux jeux vidéo que vous avez connus et aimés, virtuellement de les immortaliser. Ce serait une fonction du jeu vidéo. Voilà une définition du jeu vidéo : célébrer ceux qu'on aime."
Nous voilà plongés dans le tourbillon de l'intertextualité, de l'hommage, de la référence.
Le proverbe de la friteuse n'est jamais loin : c'est bel et bien manger une frite qui vous a fait friteuse, et ensuite, en tant que friteuse, vous célébrerez les frites, et en l'occurrence, la frite toute particulière qui vous a fait friteuse.
Vous n'êtes pas obligés de faire référence à un autre jeu vidéo, cela peut aussi être une référence à un livre, à une musique, à un film, à une personne célèbre...
Placer ce qu'on aime à l'intérieur de son jeu vidéo est d'autant plus motivant que ces choses animent chez nous des souvenirs agréables. C'est un héritage émotionnel à retransmettre. Faire vivre à l'autre ce que vous avez vécu vous-même. C'est un acte de communication, pour rapprocher l'autre de vous, qu'il soit un peu plus comme vous, que vous soyez un peu plus comme lui. C'est une démarche humaniste et philanthrope.
V La notation
Roland Barthes préconise la pratique de la notation. La notation, c'est-à-dire, le fait de noter, de prendre des notes, d'avoir toujours sur soi un petit carnet et un stylo (ou bien un fichier texte dans son smartphone) afin d'y noter les idées quand elles viennent, mais surtout les illuminations quotidiennes. Noter le présent lorsqu'il nous tombe dessus. La notation est une méthode pour accumuler du contenu pour son jeu.
Lorsque suffisamment d'idées auront été notées, le créateur pourra passer à la phase de réalisation de son jeu. Il lui faudra passer de la note au jeu vidéo, du discontinu au flux, du fragment au non-fragment. Mais ceci relève du faire-un-jeu-vidéo et non plus de sa préparation. Je ne décrirai pas l'étape d'agrégation dans cet article.
La notation ne s'applique pas à un jeu vidéo racontant ce qu'on a vécu (jeu vidéo anamnésique), mais à un jeu vidéo racontant son présent. Roland Barthes n'aime pas raconter ce qui ne reviendra plus, car son lien affectif vivant est avec son présent et non son passé. Quel filou !
De plus, raconter le passé avec précision nécessiterait une mémoire eidétique ou un travestissement de la réalité.
Barthes fait alors le rapprochement avec le haïku, poésie japonaise de forme courte. Pour Barthes, le haïku ressemble beaucoup aux notes de la notation.
Couché,
je vois passer des nuages.
Chambre d'été
Yaha
- "La forme brève est un inducteur de vérité. Peut-être même que la seule justification de la poésie, très paradoxalement, c'est la vérité. Ce n'est pas la beauté, pour reprendre les concepts classiques, ce serait finalement la vérité. La poésie fait toucher la vérité. Il y a un pouvoir tactile de la forme."
- "Le haïku ne donne pas la sensation de l'auteur, il donne la sensation du sujet. Toujours, dans un haïku, vous sentez la saison, parfois seulement le moment du jour, comme une effluve et comme un signe."
- "Absolument rien ne vous oblige à faire une phrase."
- "Le haïku est bref, mais il n'est pas fini, fermé". Il ouvre tout un monde de possibilités.
- "Le langage sait à la fois qu'il ne peut pas faire exister la chose, mais y arrive presque."
- Citant Daniel Halévy : "C'est à la cime du particulier qu'éclot le général", le haïku est cette cime du particulier. C'est un exemple tellement représentatif, tellement parfait, qu'il évoque à lui tout seul une généralité que tout le monde connait, reconnait et peut ressentir. Pourtant "Chez nous en occident, au sens macrohistorique, il y a une résistance au particulier et une tendance au général. Il y a un goût des lois, un goût des généralités, une volupté à égaliser les phénomènes plutôt qu'à les différencier." Remarque personnelle à ce sujet : en français comprendre c'est com-prendre (prendre avec, prendre ensemble, prendre en réunissant, ramener à ce qu'on connait déjà), alors qu'en japonais 分かる wakaru (comprendre) c'est diviser, différencier.
- Le haïku est empreint de contingence. "Si on veut bien mentir, il faut inventer des contingences, parce que c'est ça qui renforce l'impression de réalité. Plus c'est contingent, plus c'est authentifié."
- La notation pourrait aussi se faire par la photographie, mais la photographie est moins concise, elle contient trop de détails. La haïku, lui, ne dit que ce qu'il veut dire.
Roland Barthes insiste sur le fait que la notation est une pratique d'extérieur. Ce n'est pas une pratique que je dois faire à ma table de travail, mais je dois être à même de la faire partout : dans la rue, au café, avec des amis, et cetera.
Suivant directement la notation, mais ayant lieu avant l'écriture du roman ou la réalisation du jeu vidéo, il peut y avoir une phase de recopiage. Roland Barthes indique : "Le recopiage n'est pas un acte mécanique, c'est un acte d'évaluation." On ne recopie peut-être pas tout, il y a alors un choix. "On recopie déjà pour quelqu'un, en vue d'une communication extérieure." Alors que la notation était uniquement à destination de soi-même.
Voilà pour cette première sélection de conseils tirés du cours de Roland Barthes "La préparation du roman". J'espère que parmi tout cela vous trouverez des philosophies utiles à mettre en pratique pour préparer votre propre jeu vidéo !
Posté par Roi of the Suisse le 30/06/2018 à 23:33:24.
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