Elle emménagea chez moi le 18 mai 1973.
Je m’en souviens comme si c’était hier…
Lorsque je l’ai aperçue dans le salon, tournoyant dans la lumière de la baie vitrée afin de mieux admirer les subtilités des moulures du plafond, j’ai compris que ma vie allait désormais être différente. Ses yeux brillants d’excitation et ses longs cheveux roux scintillant avec ses mouvements me paraissaient d’une telle beauté que je ne pus m’empêcher de la suivre, subjugué, tandis qu’elle inspectait les moindres recoins de l’appartement, laissant échapper de temps en temps un cri d’admiration. Avec elle, je redécouvris les splendeurs de cet appartement dans lequel j’avais si longtemps vécu que je ne le voyais même plus. A travers ses yeux, tout me paraissait neuf et frais.
Je me jurai de tout faire pour la rendre heureuse. C’était la première fois que j’avais envie de faire plaisir à quelqu’un d’autre que moi, ayant toujours eu tendance à chasser les personnes qui vivaient chez moi par mon égoïsme et ma mauvaise humeur. Je me promis de changer : elle ne devait pas quitter cet appartement par ma faute. Et j’ai tenu ma promesse… Oh oui…
Son installation fut rapide. Elle ne possédait pas grand-chose, et l’appartement était déjà meublé. Elle ne passa qu’une journée à remplir les armoires avec ses quelques possessions. Bien sûr, je fis tout mon possible pour l’aider, mais elle n’était pas habituée à ma présence, et voyant qu’elle évitait soigneusement de toucher les objets que j’avais déplacés, comme s’ils avaient pu être contaminés par quelque étrange maladie, j’en conclus qu’il allait me falloir faire preuve de patience.
Nos premiers mois de cohabitation furent difficiles. Malgré mes bonnes résolutions, mon caractère asocial reprenait régulièrement le dessus, et je m’énervais contre elle un nombre incalculable de fois lorsqu’il lui prenait l’envie de déplacer des meubles pour réaménager les pièces à sa convenance. Chaque nuit, je les remettais à la place qui avait été la leur du plus loin que remontait ma mémoire, et chaque matin elle les repositionnait comme elle l’entendait. Il me fallut du temps pour me rendre compte de la stupidité de mon attitude. Comment pouvais-je espérer qu’elle reste avec moi si je n’acceptais pas qu’elle fasse de mon appartement un lieu où elle aimerait vivre ?
De son côté, elle avait toujours vécu seule, et ma présence constante à ses côtés était pour elle une source d’irritabilité. Elle ne supportait pas que j’allume la télévision, ce bruit soudain et inattendu la faisant toujours sursauter. Elle détestait que je m’occupe d’elle lorsqu’elle était malade, lui apportant du thé ou des mouchoirs, et me les renvoya souvent à la figure, rouge de colère, avant de commencer à apprécier ma prévenance à son égard.
Malgré tout, nous avions appris à nous supporter l’un l’autre avant qu’elle ne fête le premier anniversaire de son emménagement.
Je parvenais difficilement à croire que ma vie puisse être si heureuse à présent. Elle me parlait, se confiait à moi, et bien que je peine parfois à lui donner les réponses à ses questions, elle semblait sincèrement heureuse de m’avoir à ses côtés.
Malheureusement, elle était jeune et belle, et elle ne tarda pas à passer certaines nuits hors de la maison. Je savais, bien sûr, que c’était inévitable, qu’elle devait vivre sa vie, mais ces nuits-là je ne pouvais faire autre chose que de tourner dans l’appartement, effleurant son oreiller là où elle posait sa tête, essayant de retrouver son parfum dans ses vêtements.
Après quelques temps, elle rentra chez nous avec l’un de ces jeunes hommes. Elle ne semblait pas gênée par ma présence, et ils s’allongèrent bientôt sur le canapé. Je m’éloignais le plus loin que je pus, essayant de toutes mes forces de me raisonner, mais la savoir chez moi, dans les bras d’un homme qui n’était pas moi me fut insoutenable. Je me ruai au salon et entrepris de montrer ma rage en jetant des objets au sol et en tapant contre les murs comme un forcené. Le jeune homme s’en fut, épouvanté par ma colère, prenant à peine le temps de récupérer son pantalon. Je n’eus pas le temps de me féliciter de l’avoir fait fuir. Elle se dressa de toute sa hauteur, fulminant de rage à mon égard, en m’assurant qu’elle quitterait cet appartement si je continuais à lui empoisonner la vie de la sorte.
Cette menace me fit comprendre que pour la garder près de moi, je devais accepter de la donner à un autre. C’était tristement ironique, mais je n’avais pas le choix.
C’est à l’âge de 28 ans qu’elle épousa l’homme que j’allais devoir appeler son mari. Ce mot me faisait mal, mais la gentillesse avec laquelle il accepta ma présence était telle que je ne pouvais parvenir à le haïr. Cependant, je ne lui adressais pas la parole, et me montrais uniquement lorsqu’il était absent.
Doucement, les années s’écoulèrent…
Elle mit au monde trois enfants, deux filles et un garçon. Celui-ci, le plus jeune, était plein d’admiration à mon égard, et nous nous amusions ensemble lorsque ses sœurs étaient à l’école. Comme elle avait arrêté de travailler, elle nous regardait jouer, attendrie, et durant ces moments j’avais le sentiment que nous formions tous les trois une famille. Ce furent les moments les plus heureux que je n’avais jamais vécu.
Puis, un à un, les enfants quittèrent le nid familial, et je restais seul avec elle et son mari. Elle avait désormais dépassé la cinquantaine, mais l’âge l’avait à mes yeux embellie, si une telle chose était possible. Mon amour pour elle s’était également embelli. Ce n’était plus un amour jaloux et égoïste. Je l’aimais d’autant plus que je la voyais heureuse avec son mari, et c’était un sentiment plus profond que jamais.
Hélas, la vie est ainsi faite que les moments de bonheur ne peuvent durer éternellement.
A l’âge de 64 ans, alors que rien ne laissait présager d’une chose pareille, son mari s’effondra, victime d’une crise cardiaque. Lorsque les secours arrivèrent, ce ne fut que pour constater le décès.
A compter de ce jour, elle commença à vieillir de manière accélérée. C’était affreux pour moi de voir de jour en jour sa peau devenir de plus en plus ridée, de plus en plus grise. Elle se déplaçait avec difficulté, et elle qui était si gracieuse lorsque je l’avais connue avait de la peine à faire trois deux pas sans s’arrêter pour se reposer. Je faisais tout mon possible pour lui rendre la vie moins pénible, mais je voyais dans son regard, bien qu’elle ne m’en parle jamais, qu’elle n’aspirait plus qu’à la mort désormais.
Quelques jours auparavant, elle m’avait enfin posé la question que je sentais tourner dans sa tête : quelle sensation allait-elle éprouver lorsqu’elle quitterait enfin son corps fatigué, et abandonnerait cette terre pour toujours ? Elle s’imaginait, à tort, que j’étais le mieux placé pour répondre à cette question. Cependant, elle avait besoin de réconfort, et j’imaginais pour elle une belle histoire faite de lumières célestes, de chants magnifiques, et surtout d’une sensation de bien-être qu’elle n’avait sans doute jamais ressentie. Elle me sourit, un sourire qui ramena à la surface la jeune fille qui se cachait sous les rides, et elle me répondit qu’elle ne pourrait qu’être heureuse, car quoi qu’il arrive, elle retrouverait son mari. Cela me fit mal, cependant je savais que si, pour moi, elle avait été l’unique amour que j’avais rencontré, elle me considérait au mieux comme un ami, et la plupart du temps uniquement comme une présence apaisante.
Et ce matin, calmement, sans un mot, elle est partie. Je l’avais veillée toute la nuit, sentant approcher l’instant décisif, et ignorant ma réaction lorsque celui-ci arriverait. Quand son souffle commença à ralentir, j’aurais souhaité avoir des yeux pour pleurer, des mains pour saisir les siennes. Mais je ne pus que rester là, à la regarder quitter son enveloppe charnelle.
Elle sortit de ce corps fatigué sous la forme brumeuse de la jeune fille qu’elle était il y a si longtemps. Pour la première fois, elle me vit vraiment, et me sourit en me regardant droit dans les yeux, avant de commencer à s’élever vers le plafond. Je ne pus me retenir de tendre la main vers elle, mais je me forçais à arrêter mon geste, et me contentais de la regarder disparaître à travers ce plafond qu’elle avait tant admiré.
J’aurais tant aimé la garder près de moi… J’aurais pu le faire… Si seulement ma main avait effleuré la sienne…
Mais il est trop tard à présent, et au fond de moi je sais que c’est mieux ainsi. Qu’aurais-je pu lui offrir, sinon un simulacre de vie ? Elle est partie là où je ne pourrais jamais la rejoindre, auprès de son mari, et un jour, elle retrouvera ses enfants. Moi, je resterais ici-bas, hantant cet appartement dans lequel je suis mort sans avoir la chance de le quitter. Je chérirais son souvenir, le souvenir de celle qui aura, pendant de trop brèves et pourtant si précieuses années, embrasé mon cœur impalpable de fantôme.
FIN
24 décembre 2007 |